Parole de porte verte
Je suis verte ! Et souvent entrouverte… je fais un bruit d’enfer, je suis mal graissée, pas esthétique, lourde, trop grande… on me remarque, on me distingue… Est-ce moi ou ce que je cache qui attire les passants ?
Je laisse parfois passer un peu de ce qui se passe ici entre les deux pans dont je suis faite : un gros bras, un mollet galbé, une cuisse…
Je laisse aussi passer de la musique (musique ?) : une espèce de mélange de sons électroniques tonitruants auxquels viennent s’ajouter des boum et des bam et des clang et des bing… et ça me fait vibrer de tout mon métal, moi la vieille qui du coup en guise de protestation grince à n’en plus pouvoir et résiste dans ses rails quand on veut l’ouvrir…
On s’appuie sur moi, l’été, pour fumer une cigarette entre deux séances d’exercices (ben c’est du propre). Et ça frime sec sur le trottoir quand un jupon passe par là… on fait saillir un peu plus son biceps et on prend son air de coq…
Je ne me souviens pas trop de ce que j’étais avant de porter les inscriptions « club d’haltérophilie » mais je devais être une banale porte de garage, comme toutes les autres, dans cette rue…
Je leur envie leur vie paisible. On les ouvre une fois le matin et une autre fois le soir. On range la voiture et après, plus rien… le silence, la paix…
Moi on m’ouvre, on me ferme, on me rouvre, on me referme… et plus ça va, plus je crie mon ras-le-bol en grinçant malgré les fioles d’huile… je fais du bruit en espérant que les voisins un jour viennent se plaindre, qu’il y ait une bagarre, que ça explose, qu’on en finisse avec tout ça, qu’on me repeigne, qu’on refasse de moi ce que j’étais : une vulgaire porte de garage, sans identité, sans mystère, sans bruit, sans vie…
Mais non… Tout le monde est content… Les vieux sont contents de voir des jeunes dans le quartier, les jeunes sont contents que ça mette un peu de vie dans la rue, les filles sont contentes de voir des types en tee-shirt moulant fumer leur clope l’été, les garçons sont contents parce que le club est accessible… Bref… je suis la seule à subir mon sort et à vouloir être autre chose que ce que je suis…
La seule ou presque… j’ai discuté hier avec un haltère qui rêvait d’être une plume… le banc de musculation n’arrête pas de rêver aux autres sièges qu’il aurait pu être… Et ces hommes et femmes qui manipulent du poids et des machines ? Ce ne serait pas pour devenir ce dont ils rêvent ? et vous, vous ne désirez pas vous transformer aussi ? Existe-t-il un seul être au monde qui soit d’emblée heureux de son sort ? qui ne veuille rien changer, rien améliorer, rien dissimuler ?
Je laisse parfois passer un peu de ce qui se passe ici entre les deux pans dont je suis faite : un gros bras, un mollet galbé, une cuisse…
Je laisse aussi passer de la musique (musique ?) : une espèce de mélange de sons électroniques tonitruants auxquels viennent s’ajouter des boum et des bam et des clang et des bing… et ça me fait vibrer de tout mon métal, moi la vieille qui du coup en guise de protestation grince à n’en plus pouvoir et résiste dans ses rails quand on veut l’ouvrir…
On s’appuie sur moi, l’été, pour fumer une cigarette entre deux séances d’exercices (ben c’est du propre). Et ça frime sec sur le trottoir quand un jupon passe par là… on fait saillir un peu plus son biceps et on prend son air de coq…
Je ne me souviens pas trop de ce que j’étais avant de porter les inscriptions « club d’haltérophilie » mais je devais être une banale porte de garage, comme toutes les autres, dans cette rue…
Je leur envie leur vie paisible. On les ouvre une fois le matin et une autre fois le soir. On range la voiture et après, plus rien… le silence, la paix…
Moi on m’ouvre, on me ferme, on me rouvre, on me referme… et plus ça va, plus je crie mon ras-le-bol en grinçant malgré les fioles d’huile… je fais du bruit en espérant que les voisins un jour viennent se plaindre, qu’il y ait une bagarre, que ça explose, qu’on en finisse avec tout ça, qu’on me repeigne, qu’on refasse de moi ce que j’étais : une vulgaire porte de garage, sans identité, sans mystère, sans bruit, sans vie…
Mais non… Tout le monde est content… Les vieux sont contents de voir des jeunes dans le quartier, les jeunes sont contents que ça mette un peu de vie dans la rue, les filles sont contentes de voir des types en tee-shirt moulant fumer leur clope l’été, les garçons sont contents parce que le club est accessible… Bref… je suis la seule à subir mon sort et à vouloir être autre chose que ce que je suis…
La seule ou presque… j’ai discuté hier avec un haltère qui rêvait d’être une plume… le banc de musculation n’arrête pas de rêver aux autres sièges qu’il aurait pu être… Et ces hommes et femmes qui manipulent du poids et des machines ? Ce ne serait pas pour devenir ce dont ils rêvent ? et vous, vous ne désirez pas vous transformer aussi ? Existe-t-il un seul être au monde qui soit d’emblée heureux de son sort ? qui ne veuille rien changer, rien améliorer, rien dissimuler ?
Parole de banc de musculation
Si vous saviez... si vous saviez ce que j’accueille chaque soir sur ma surface en simili cuir... Ah ! mesdames et messieurs ! J’ai des secrets qui m’imbibent et me parfument jusqu’au cœur de la mousse dont je suis tapissé.
Des corps viennent s’abandonner à leur propre puissance et livrer sous l’effort leur musc presque animal à ma consistance.
Je sens leur détermination d’abord. La tension extrême de celui qui va un moment dépasser sa condition d’être humain du quotidien... la vibration de leur volonté est à la fois jouissive et effrayante.
J’aurais pu être un sofa de luxe et accueillir le repos des formes voluptueuses d’une femme alanguie. J’aurais pu être la chaise de l’écrivain songeur et versatile ou le tabouret du pianiste fougueux et écumant dans les tsunamis de notes...
Mais le sort m’a désigné pour porter sur ma robuste charpente ces gaillards taillés dans la roche, et recueillir en mon sein leur suc viril.
J’ai la responsabilité immense de ne pas céder, m’écrouler sous leur poids auquel vient s’ajouter le poids de la fonte, souvent bien supérieur au leur. Je sens alors toute ma structure frémir, mes pieds de métal sont prêts à ployer mais ils sont faits d’un acier prévu pour l’extrême, et jour après jour leur solidité est éprouvée rudement par le muscle et le métal.
Suis-je heureux de ma condition ? Suis-je d’abord en mesure de l’être ? Je dois dire qu’il y a pire… Il y a le malheureux banc du square désert, exposé aux violentes averses comme aux cuisantes canicules, recouvert de chiures de pigeons… le fauteuil du dentiste, détesté de chacun et qui n’inspire que la crainte et le dégoût… pis : la chaise des condamnés dans de lointaines contrées…
Moi je suis là pour le plaisir de ces hommes qui font de l’effort et de la douleur un loisir, une passion même parfois. Mon coussin de skaï épouse leurs formes massives et se charge de leur énergie multipliée par la soudaineté et l’intensité du poids qui s’abat sur leurs membres. J’aime cette décharge comme le dernier soubresaut de la jouissance.
Je garde au creux de moi, comme le lit des amants, les substances organiques de ces beaux hommes qui chacun leur tour me chevauchent, s’allongent avec une tension et une concentration adaptées à leur projet, et s’abandonnent dans un épuisement momentané avant de recommencer. Insatiables, toujours insatisfaits, concurrents du bien pour le mieux, ils ne s’arrêtent que lorsque, vidés de toute leur substance, ils ont conscience du danger que serait un nouvel effort.
Et moi, une fois la porte refermée, je somnole en repensant à tous ces corps que ma mousse en polyéther a portés, et je rêve… j’imagine le destin qui aurait pu être le mien : banquette de train, fauteuil de président, siège de voiture de sport, d’hôpital, table chirurgicale, strapontin de métro, tabouret d’un vieux troquet glauque, trône de souverain, siège éjectable, chaise pivotante, pliante, à bascule, à roulettes, à…
Des corps viennent s’abandonner à leur propre puissance et livrer sous l’effort leur musc presque animal à ma consistance.
Je sens leur détermination d’abord. La tension extrême de celui qui va un moment dépasser sa condition d’être humain du quotidien... la vibration de leur volonté est à la fois jouissive et effrayante.
J’aurais pu être un sofa de luxe et accueillir le repos des formes voluptueuses d’une femme alanguie. J’aurais pu être la chaise de l’écrivain songeur et versatile ou le tabouret du pianiste fougueux et écumant dans les tsunamis de notes...
Mais le sort m’a désigné pour porter sur ma robuste charpente ces gaillards taillés dans la roche, et recueillir en mon sein leur suc viril.
J’ai la responsabilité immense de ne pas céder, m’écrouler sous leur poids auquel vient s’ajouter le poids de la fonte, souvent bien supérieur au leur. Je sens alors toute ma structure frémir, mes pieds de métal sont prêts à ployer mais ils sont faits d’un acier prévu pour l’extrême, et jour après jour leur solidité est éprouvée rudement par le muscle et le métal.
Suis-je heureux de ma condition ? Suis-je d’abord en mesure de l’être ? Je dois dire qu’il y a pire… Il y a le malheureux banc du square désert, exposé aux violentes averses comme aux cuisantes canicules, recouvert de chiures de pigeons… le fauteuil du dentiste, détesté de chacun et qui n’inspire que la crainte et le dégoût… pis : la chaise des condamnés dans de lointaines contrées…
Moi je suis là pour le plaisir de ces hommes qui font de l’effort et de la douleur un loisir, une passion même parfois. Mon coussin de skaï épouse leurs formes massives et se charge de leur énergie multipliée par la soudaineté et l’intensité du poids qui s’abat sur leurs membres. J’aime cette décharge comme le dernier soubresaut de la jouissance.
Je garde au creux de moi, comme le lit des amants, les substances organiques de ces beaux hommes qui chacun leur tour me chevauchent, s’allongent avec une tension et une concentration adaptées à leur projet, et s’abandonnent dans un épuisement momentané avant de recommencer. Insatiables, toujours insatisfaits, concurrents du bien pour le mieux, ils ne s’arrêtent que lorsque, vidés de toute leur substance, ils ont conscience du danger que serait un nouvel effort.
Et moi, une fois la porte refermée, je somnole en repensant à tous ces corps que ma mousse en polyéther a portés, et je rêve… j’imagine le destin qui aurait pu être le mien : banquette de train, fauteuil de président, siège de voiture de sport, d’hôpital, table chirurgicale, strapontin de métro, tabouret d’un vieux troquet glauque, trône de souverain, siège éjectable, chaise pivotante, pliante, à bascule, à roulettes, à…
Parole d'haltère
Posé depuis des lustres dans un coin de cette salle froide, dans le silence de la journée qui passe lentement j’attends... je suis froid, moi aussi. Je conduis le froid de l’air qui circule ici aussi bien que la chaleur de la main qui me saisit. Je l’attends cette main, cette chaleur... Et je suis impatient de les voir franchir le seuil de la salle, d’entendre leurs rires et leurs voix, leurs soupirs et leurs râles.
Moi qui suis l’objet totalement inutile s’il n’y avait leur besoin étrange de me soulever au-dessus de leurs épaules, je vais enfin trouver le sens de mon existence dans leurs poings serrés. D’ordinaire on me regarde avec dédain. Que faire de moi ? je ne sers à rien. Aucune fonction concrète si ce n’est écrabouiller le pied de celui qui m’aurait malencontreusement laissé tomber d’un carton de déménagement en s’exclamant que c’est du plomb là-dedans... et ne croyant pas si bien dire.
Alors quand commence la séance je prie pour être choisi. Nous sommes nombreux à attendre, rangés dans nos cases ou déposés à même le sol les uns à côté des autres...
Comme je suis le plus lourd, c’est pas gagné... il m’arrive d’être reposé aussi vite que j’ai été soulevé, avec une série de jurons à mon encontre. Et je ne jouis pas longtemps de la chaleur rude de ces mains fortes qui ont de façon un peu présomptueuse jeté leur dévolu sur moi...
Je déteste le fabricant qui a décidé de me donner ce poids... je ne connaîtrai jamais la tendresse des mains de femmes qui viennent ici raffermir leur silhouette, ou celle des adolescents débutants qui n’ont pas encore la force suffisante pour me défier.
Je ne connais que la rudesse des poignes d’acier, et la colère des hommes qui me jettent rageusement au sol parce que me soulever leur a fait mal. Malgré moi instrument de torture, je me vois repoussé d’un geste brusque et rangé aussi sec sous un meuble, poussé du pied dans le recoin le plus sombre de cet endroit, et parfois pendant plusieurs semaines oublié...
Il m’arrive, quand la salle est fermée et attend pendant des heures que ses habitués reviennent à elle, de rêver... je sais, ça peut paraître étrange qu’une engeance telle que moi puisse rêver mais vous ignorez beaucoup de l’âme des choses qui vous entourent... oui je rêve. Je rêve que je suis une plume. Une plume toute douce, et volatile. Soulevée par un souffle tiède, je survole le monde des humains et je viens doucement leur caresser la joue, les paupières. Je ne suis pas fait pour faire souffrir même en loisir... Je veux être doux, je veux être léger, je ne veux pas sentir les articulations craquer sous mon poids, je ne veux pas faire couler la sueur par vagues. Je voudrais chatouiller les enfants, effleurer une joue de jouvencelle... je voudrais me déposer silencieusement sur la nuque fraîche d’un bébé endormi pour lui apporter des rêves d’oiseau et de papillon.
Mais on ne change pas ainsi son destin. J’ai été conçu comme un défi, on me regarde comme un adversaire et l’homme me provoque en duel pour accroître ses performances. C’est ainsi, et à moins de croiser un jour dans cette salle de sport une fée ou un enchanteur, je ne pense pas avoir un jour la chance de me voir métamorphosé en plume ni même en fleur ou en papillon…
Parole d'haltérophile
Je ne suis pas une machine. Mon corps est périssable, je le sais. Je suis jeune ou je ne le suis pas, je me trouvais trop gros ou trop maigre, je veux retarder le jour de ma mort, je suis Narcisse ou, au contraire, humble autant que fort.
Fort je le deviens de plus en plus de jour en jour, et cela me rassure. Le monde est cruel, le monde est lourd, et moi, comme Atlas, je voudrais le porter à bout de bras, comme ces 80 kg que je viens de soulever trois fois en grognant.
Ça fait mal. Mais j’aime ça. Le plaisir dans la douleur, la légèreté que tu ressens quand tu reposes la fonte. Tu vois des papillons de sang parfois s’envoler au-dessus du banc.
Après je me contemple dans le miroir. Narcisse en extase, ou simplement fier parce que je viens de dépasser mes limites... ce que j’aime après l’effort, c’est mon sourire.
On sourit ici. On n’est pas des brutes. On s’apprécie, on s’entraide. On prend soin de ses congénères. C’est dangereux le poids. Ça peut te faire péter la cervelle dans l’effort, ça peut déchirer les tissus de tes muscles, ceux que tu peaufines jour après jour, ça peut faire exploser le cœur. Alors on s’encourage, on se surveille, on fait en sorte que chacun respecte ses propres limites, que personne ne finisse mal parce que le sport aussi peut devenir une addiction, l’effort une raison d’être qui te fait tout zapper au dehors.
Mais quand on soulève, on se sent vivant, on sent que ça circule partout, que ça dégouline d’énergie vitale, de sève, et on fixe de l’œil l’horloge ultime pour que recule l’heure de la décrépitude, la date de péremption de nos chairs et de nos peaux.
Un jour viendra où nous ne serons plus que des os, que des charpentes nues. Moi je préfère en mettre des couches, des strates de sang supplémentaires au-dessus de mes os et de mon palpitant. Je me construis jour après jour un rempart de chair autour de ma fragilité d’être humain et j’en profite pour attirer l’œil.
Plaire est une autodéfense contre la mort et l’oubli. Si je plais, je laisse des traces. Si je vous laisse froid, je ne suis rien.
Le muscle est un attrait, un ornement de fibres comme un chandail de sang, un bijou inviolable. Regarde la courbe, caresse le galbe, éprouve de la paume la fermeté... je hais la mollesse, les textures flasques de la chair vieillissante, graisseuse ou négligée... Même si je sais que dès que je m’arrête quelques jours, un peu trop longtemps, il est là qui me guette... le relâchement de mes tissus, la petite proéminence de mon abdomen... plus qu’aucun autre j’en deviens la proie potentielle... car le corps exercé craint le repos prolongé... alors je cours contre la montre, encore et toujours. Je prépare ma mue prochaine, une nouvelle peau, tendue comme mes nerfs que je fais saillir et grincer entre mes muscles. Je ne sais pas si je suis beau mais je me plais à croire que celui qui me regarde là dans ce miroir un peu sale me trouve à son goût.
Comme tout le monde je rêve et je m’échappe dans un monde qui est le mien. Ce monde, vous pourriez le croire superficiel. A quoi peut rêver un type ou une fille qui jour après jour sculpte son ego en actionnant des machines métalliques ? Détrompez-vous. Je me trouble moi aussi dans le mouvement de la mer ou de la lueur de la lune. Il serait facile de faire des caricatures. La poésie dans l’haltérophilie vous semble impossible, impensable ? Et pourtant soulever un poids supérieur au tien te donne des ailes, repousse les limites du possible, réécrit ton histoire de petit terrien vulnérable, fait de toi pendant quelques secondes un dieu potentiel... est-ce que ce n’est pas aussi quelque part ce que cherchent les poètes ? Gagner des ailes ? Écrire de nouveaux possibles ? Côtoyer les dieux ?
Textes par Anne Vassal