Le son (extrait) par Wil
Autour de la place se déplace une âme recourbée comme un sarment de vigne, mains et pieds noueux comme des vieilles racines qui puisent au fond des temps leur force irrationnelle et immune. Une âme en joie et peine qui se meut à petits pas, à trois pattes en pestant ou vociférant ou chantonnant ou tonitruant, son béret antique muni de trophées éclectiques de breloques en toc, ses gilets hermaphrodites distendus et ses chaussons intemporels en lien direct avec la tectonique, surtout à la sortie des bistrots…
Une bouille à ouvrir les cœurs, à d’un coup offrir la tournée du bonheur à tous les gueux qui passent, une bouille qui passe du rouge au vert quand la moindre contrariété y démasque le râleur invétéré. Une bouille qui s’éclaire au dénudement d’un genou ou au bruissement doux d’un jupon, au battement de cils d’une jolie, au sourire blanc d’une jeunesse « mais bon dieu ! Qu’est ce que tu dois mordre avec toutes ces dents ! », qu’il dit d’un air envieux…
Et ça scintille et ça le titille et ça l’émoustille ! Les filles en frusques ou en guenilles, leurs sourires, leurs pacotilles, escaladeuses de braguettes téméraires et coquettes, l’emmènent en goguette pour un tour de moulinette… Et envoyez la soudure !!!
Et on l’invite à la table pour qu’il nous parle des temps passés qu’il raconte et embellit de sa voix un peu sapée. On écoute en souriant ses chants désuets et son humour un peu fané. C’est comme une brocante d’idées et de mots surannés qui nous rend nostalgiques de ce qu’on n’a connu jamais… Il dit sa joie d’être parmi nous, parmi les fous parmi les doux, là où la vie pète à la gueule de la mort, avec insolence, irrévérence, inconvenance, il dit qu’il nous aime parce que ce qu’il aime en nous c’est notre sourire de loup, c’est notre désir de fous.
Le visage des anciens est un miroir fêlé qui nous jette à la figure notre pauvreté.
Collectionneur de petits trésors à deux sous, de reliques miniatures, de restes de fêtes, de résidus de vie qu’il promène dans les rues ou qu’il accumule dans son mausolée de souvenirs comme des fragments de rien, de reliquats agglutinés, il nous entrouvre des lucarnes où l’on aperçoit des atomes d’hier. Et sans qu’on ait rien demandé nous voilà bousculés par le temps qui passe ; nous voilà ballottés de passé en futur simple, et de questions en questions, de « qui aurais-je été ? » en « qui serai-je ? ».
Le visage des anciens est la carte d’un monde qu’il faut savoir lire, un itinéraire à fuir ou à suivre.
Homme bible, parchemin, homme traces et stigmates… Quel jeune homme beau et fort était il ? Quelle gueule grand ouverte pour boire beugler baiser ? Quels bras pour soulever, serrer, frapper ? Quelles fantaisies, quels orages, quelles hérésies, quels outrages, quels amours, quelles violences, quels détours, quelles croyances ??
Le visage des anciens est une charade, un mystère caché dans les plis dans les commissures, dans les balafres.
Homme fourbi, parfois fourbu mais pour qui ce mot est proscrit : ne pas invoquer la fatigue, son ennemie. La fatigue est un voile de deuil sur les rires des noceurs, la fatigue est un présage de mort qu’il faut abolir, la fatigue est une hache qui écime l’arbre de vie. Non la vie n’est pas fatigue : c’est un fourbi, un agglomérat de mots et de gestes, de sourires et de parfums, de désastres et de joies.
Dans ses yeux, un chemin d’ombres, de lumières, des forêts des clairières, de la glace aussi parfois quand un mot ne lui plaît pas : ce foutu mot « fatigue » ou toutes les questions qui commencent par : « tu n’es pas trop… ? » Mais bon Dieu, on n’est jamais trop… Ni vieux, ni saoul, ni bruyant, ni affectueux, ni véhément… Homme aux multiples chemins croisés entrelacés et interrompus, sinueux et pentus, sous la canicule, dans les grondements de l’orage, dans la solitude, ou les mouvements de foule, dans le ridicule ou l’élégance outrageuse, dans les turpitudes des aventures amoureuses…
Le visage des anciens est l’écran d’un très vieux cinéma qui grouille de personnages muets et nostalgiques désuets.
Et nous, jeunes cons à la certitude bien ancrée de notre immortalité, nous défions le temps à mains nues et considérons la vieillesse comme une terre inconnue, comme une autre planète, lointaine et obsolète, que nos pieds jamais n’auront à fouler. Inconscients de notre péremption prochaine, nous regardons Claude avec curiosité, comme le représentant d’un monde étranger, que nous n’irons jamais, au grand jamais, visiter…

Texte de Anne Vassal
Back to Top